Chapitre 22

 

AU PLAISIR DES DIEUX

 

 

— Eh bien, on sait maintenant pourquoi le dernier imbécile d’occupant est mort, déclara Athrogate lorsque ses deux compagnons et lui pénétrèrent dans la maison mise à leur disposition dans le quartier sud-ouest de Memnon.

Ils étaient arrivés en ville plus tôt ce matin-là et, sur l’insistance d’Entreri, tout du moins le croyait-il, avaient évité les parties les plus intéressantes du port, celles où se trouvaient toutes les tavernes, puis ils s’étaient dirigés directement vers un quartier délabré constitué de maisons aux murs peu épais et au sol en pierre sale, qui logeaient les chanceux propriétaires d’un toit. Nombre de leurs voisins, de loin les citoyens les plus pauvres de la ville, dormaient sur les bas-côtés des avenues sablonneuses, sans même un appentis pour se protéger des pluies occasionnelles. L’or que détenait Jarlaxle avait réussi à éviter ce destin peu enviable au trio, et l’homme, l’un des employés de la Maison du Protecteur, le temple de Séluné, les avait informés de leur fortune, car le propriétaire de la bâtisse avait quitté récemment le monde mortel, la laissant disponible.

Le drow émit un grognement lorsqu’il pénétra dans les lieux à la suite du nain, et sut qu’il avait largement surestimé le pot-de-vin versé à leur guide. L’endroit ne comportait guère plus de quatre murs, un toit en roseaux si clairsemés qu’il était presque à ciel ouvert, un sol crasseux, ainsi qu’une table unique fabriquée à partir de pierres empilées où rampaient des légions de cafards, des bestioles horribles vaguement marron dotées de longues pinces et d’une queue recourbée, qui, semblait-il, y avaient élu domicile depuis fort longtemps.

Athrogate se dirigea vers le meuble et ricana, manifestement amusé.

— Chez nous, on avait un nom pour ça, déclara-t-il. (De son pouce grassouillet, il écrasa un insecte, qui émit un bruit crissant.) Buffet froid !

— Tu ne vas pas avaler ça, dit Jarlaxle.

Athrogate répondit par un « Bwahaha ! » caractéristique.

Entreri entra le dernier. Il regarda autour de lui, l’air absent.

— Ça te rappelle des choses, on dirait, le taquina le nain.

Entreri le toisa du coin de l’œil, puis se contenta de secouer la tête et de se détourner.

— Ils servent à déjeuner sur la place qui donne sur les docks, déclara-t-il à Jarlaxle. J’y serai, sur le côté sud de la Maison du Protecteur.

Il se tourna et se dirigea vers la porte bringuebalante.

— Tu nous quittes ? demanda le drow.

— Pour commencer, je ne vous ai jamais invités ici, lui rappela Entreri en s’en allant.

— Bwahaha ! brailla Athrogate.

— Suffit, valeureux nain, ordonna Jarlaxle, sans détacher ses yeux de la sortie. Tout cela est difficile pour notre ami.

— L’endroit a pas eu l’air de le gêner, répondit Athrogate.

Jarlaxle fit volte-face.

— Ici ? demanda-t-il. Mon avis est qu’Artémis Entreri a l’habitude de ce type d’hébergement. Revenir dans cette ville où il est né et où il a passé ses premières années réveille des souvenirs douloureux, j’imagine, raison pour laquelle il lui fallait s’y rendre.

À la surprise de Jarlaxle, Athrogate fit une grimace et acquiesça sans ajouter la moindre remarque, réaction peu banale qui ne manqua pas d’apporter quelques éléments au drow perspicace.

— Alors comme ça, tu penses qu’il est temps de s’en jeter quelques-uns ? s’écria le nain. J’attends ton invitation ou sinon je vais m’envoyer ces bestioles derrière la cravate ! Bwahaha !

— Rien d’autre n’a-t-il d’importance pour Athrogate ? demanda Jarlaxle sur un ton extrêmement sérieux, qui coupa court aux éclats de rire sonores du nain.

Ce dernier, soudain calmé, lui jeta un regard dur.

— L’humour semble être la seule émotion que tu connaisses, poursuivit Jarlaxle. (Le visage d’Athrogate se durcit un peu plus à chaque mot.) Ton plaisir excepté, rien d’autre n’a-t-il d’importance ?

— Je pourrais dire la même chose de toi.

— En effet, mais ma réponse nécessiterait de longues explications.

— Ou alors tu me dirais de m’occuper de mes affaires.

— Certes. Et quel serait alors ton choix, ami chevelu ?

— Tu t’aventures dans un endroit où t’as rien à faire.

— Le niveau d’insouciance dont tu fais preuve n’est pas anodin, déclara le drow. Quelque chose à boire, quelque chose à frapper et une plaisanterie bien grasse. Est-ce tout ce qui importe à Athrogate ?

— T’en sais pas rien.

En effet, songea Jarlaxle. Il sourit d’un air suffisant et décida de garder pour lui l’ironie qu’il goûtait dans l’emploi de deux formules négatives.

— Alors, raconte-moi.

Athrogate grinça des dents et secoua lentement la tête.

— Dois-je t’abreuver d’alcool fort pour pouvoir avancer ce type d’interrogations ? demanda Jarlaxle.

— Si tu fais ça, c’est un morgenstern que tu retrouveras planté dans ton crâne.

Jarlaxle éclata de rire face à cette menace et changea de sujet. En ce qui concernait l’échange verbal tout du moins, car il ne cessait de réfléchir à la question. Quelque chose était arrivé à Athrogate pour faire de lui qui il était ; quelque chose avait ramené le nain à ce niveau rudimentaire, lui laissant pour seule défense émotionnelle le ridicule et l’autodérision, étayée par les coups occasionnels qu’il assenait de son morgenstern puissant ; et il masquait cela par les quantités d’alcool qu’il ingurgitait.

Jarlaxle acquiesça et songea qu’il venait de découvrir une piste intéressante, qu’il comptait bien explorer, en dépit de la menace très sérieuse proférée par le nain.

 

* * *

 

La scène n’était que trop familière à Artémis Entreri et le renvoya des années en arrière. Devant lui, sur la large place qui donnait sur la gigantesque Maison du Protecteur, de loin le bâtiment le plus imposant de cette partie de la ville, se trouvait là, debout, assis, couché, le bas peuple des quartiers sud-ouest de Memnon. Là se tenaient les dépossédés de tout, les plus pauvres parmi les pauvres de la cité, presque tous atteints de maladies courantes chez ceux qui n’avaient pas assez à manger et à boire, qui ne pouvaient rester propres ni s’abriter de la pluie.

Mais ils n’étaient pas sans espoir. Non, les hommes du côté est de la place, richement vêtus et ornés de bijoux, n’auraient jamais autorisé l’expression d’un tel désespoir. Ils psalmodiaient de leur voix mélodieuse les gloires de Séluné et les merveilles qui attendaient ses serviteurs. Leurs pages se mêlaient à la foule ; ils propageaient la bonne nouvelle et prodiguaient des encouragements, évoquaient une éternité libérée de toute souffrance.

Mais il s’agissait d’autre chose que de soutenir le moral des plus faibles, Entreri ne le savait que trop bien. Ils promettaient que les défunts trouvaient la paix et suggéraient même, en général aux parents endeuillés, que dans l’au-delà les chers disparus atteignaient une félicité supérieure à celle promise par leur dieu.

— Laisserais-tu souffrir ton enfant au Plan de Fugue plus qu’il le devrait ? demandait un jeune acolyte à une mère en pleurs, non loin d’Entreri.

» Bien sûr que non ! Accompagne-moi, jeune femme. Tout retard est un moment de souffrance de plus pour ton cher Toyjo.

Ce n’était pas la première fois que cet acolyte entreprenait cette jeune femme, Entreri pouvait le voir, et il les observa en train de se frayer un chemin parmi la foule, l’acolyte tirant la mère éplorée.

— Par Moradin, et vous trouvez que j’ai pas de cœur ! murmura Athrogate lorsque Jarlaxle et lui rejoignirent Entreri. Quelle fraternité ! Ça me donne envie de demander à un magicien de me transformer en humain.

Il conclut ses propos par un reniflement feint et s’essuya les yeux.

Entreri lui décocha un regard dur, mais comme il ne portait pas plus dans son cœur qu’Athrogate ses homologues humains, il ne sut que répondre. Il dirigea alors son attention vers Jarlaxle et marqua un temps d’arrêt, encore peu habitué à la nouvelle apparence du drow, cheveux blonds et peau hâlée.

— Cette scène t’est-elle familière ? demanda celui-ci.

— C’est la vente des indulgences, expliqua Entreri.

— Vente ? grommela Athrogate. Ces imbéciles ont de l’argent à dépenser ?

— Ils dépensent le peu qu’ils ont.

Athrogate maugréa lorsqu’un un homme très maigre passa devant eux.

— Ils feraient mieux de s’acheter de quoi manger, si vous voulez mon avis.

— Les prêtres soignent leurs blessures en échange d’argent ? s’enquit Jarlaxle.

— Une guérison mineure et temporaire dans le meilleur des cas, répondit Entreri. La plupart de ceux qui recherchent un rétablissement physique perdent leur temps. Ils vendent les indulgences du dieu Séluné. Pour quelques pièces, une mère endeuillée peut éviter à son enfant défunt dix jours au Plan de Fugue ou peut faciliter son passage le jour où elle mourra, si tel est son choix.

— Ils paient en échange de la promesse d’un prêtre ?

Entreri le regarda et haussa les épaules.

Jarlaxle scruta de nouveau la foule assemblée, car il s’agissait en effet d’un rassemblement de pauvres âmes, puis concentra son attention sur l’activité qui battait son plein à proximité des portes du temple. Des paysans sales attendaient, en file, devant les tables qui avaient été installées. Chacun leur tour, ils s’avançaient et tendaient une somme misérable ; derrière le bureau, l’un des deux hommes écrivait un nom.

— Quelle affaire profitable, déclara le drow. Pour quelques mots de réconfort et une ligne de texte…

Il émit un rire envieux ; à ses côtés, en revanche, Athrogate cracha par terre.

Entreri et Jarlaxle observèrent le nain.

— Ils disent à ces femmes que donner le peu d’argent qu’elles ont aidera leurs enfants défunts ?

— Certains, répondit Entreri.

— Orques, murmura le nain. Pires que des orques.

Il cracha encore et quitta précipitamment les lieux.

Entreri et Jarlaxle échangèrent un coup d’œil perplexe, puis Jarlaxle se décida à le rattraper. Immobile, Entreri les regarda s’en aller.

Il resta un long moment sur la place, les yeux attirés de temps à autre vers une rue, une avenue qui serpentait en direction des docks.

Un endroit qu’il connaissait bien.

 

* * *

 

— Le Plan de Fugue est un lieu de tourments, affirma le dévot Gositek au petit homme nerveux qui se tenait devant sa table.

Les mains de l’inconnu s’agitaient fébrilement autour d’une petite bourse sale.

— Je n’ai pas grand-chose, dit-il de sa bouche où ne restaient que deux dents, tordues et jaunes.

— Bien entendu, la charité lorsqu’elle est pratiquée par les pauvres n’en est que plus grandement appréciée, récita Gositek.

Les deux frères dévots qui montaient la garde derrière lui sourirent d’un air suffisant. L’un fit même un clin d’œil à l’autre, car le jeune prêtre n’avait fait que se plaindre à eux toute la matinée, depuis le vestibule dans lequel était affiché le document qui l’affectait à la vente d’indulgences pour les dix jours à venir. Il devrait passer ses matinées à récolter de l’argent et ses après-midi à offrir des prières pour les indigents au cimetière malodorant. Cette charge n’était guère enviée à la Maison du Protecteur.

— Ce n’est pas le montant de la somme, mentit Gositek, mais le montant du sacrifice qui importe à Séluné. Une véritable bénédiction pour les pauvres, le comprends-tu ? Tes chances de libérer ceux que tu aimes du Plan de Fugue, mais aussi d’y raccourcir la durée de ton séjour, sont bien plus grandes que celles d’un homme riche.

Le vieux paysan sale fit rouler de nouveau sa bourse dans sa main. Il ne cessait de s’humecter les lèvres en fouillant dedans et il finit par extraire une seule pièce. Puis, dans un sourire presque édenté qui évoquait la lubricité et la tromperie, il la tendit à l’assistant du dévot Gositek, assis à ses côtés, en charge de la surveillance du lourd coffret métallique doté d’une fente sur le dessus pour lui permettre recevoir les dons.

Le paysan, naturellement, paraissait extrêmement satisfait de lui, mais le regard de Gositek était intransigeant.

— Tu tiens une bourse, déclara le dévot. Elle est remplie de pièces et tu n’en donnes qu’une ?

— Ma seule pièce d’argent, déclara l’homme d’une voix rauque. Les autres sont en cuivre, et il n’y en a qu’une vingtaine.

Gositek se contenta de le dévisager.

— Mais mon ventre gargouille terriblement, se lamenta l’homme.

— De faim ou de soif ?

Le paysan bafouilla et bredouilla, sans toutefois parvenir à trouver les mots pour nier l’accusation, car, en effet, son haleine aurait rendu peu crédible toute forme de dénégation.

Gositek se cala sur sa chaise en bois et croisa les bras devant lui.

— Je suis déçu, déclara-t-il.

— Mais mon ventre…

— Je ne suis pas contrarié par ton insuffisance de charité, mon frère, l’interrompit le prêtre. Mais par ton manque manifeste de bon sens.

Le paysan posa sur lui un regard vide.

— Deux fois plus de chances ! railla Gositek. Deux fois plus de chances d’exprimer ta dévotion à Séluné ! Tu as l’occasion de faire un grand sacrifice, grâce à une somme dérisoire, et en même temps d’améliorer ta situation terrestre en contrôlant tes pensées impures. Renonce à tes pièces pour la déesse et à ton verre pour toi-même. Tu ne comprends pas ?

L’homme bredouilla et secoua la tête.

— Chaque pièce te procure le double d’indulgences et bien plus, dit Gositek. Il tendit la main.

Le paysan y plaça sa bourse.

Gositek lança un sourire froid à son interlocuteur, le sourire suffisant du chat qui contrôle la souris avant d’en faire son festin. Avec une lenteur délibérée, il ouvrit la bourse et versa son maigre contenu dans sa paume. Ses pupilles étincelèrent lorsqu’il remarqua une autre pièce d’argent parmi la vingtaine de pièces de cuivre. Il leva les yeux vers le paysan menteur, qui grimaça et rapetissa sous son regard.

— Note le nom, ordonna Gositek à son assistant.

— Bullium, répondit l’homme, et il pencha la tête dans une tentative pitoyable de révérence, avant de s’en aller.

Mais il se ravisa et s’arrêta, s’humecta de nouveau les lèvres, sans cesser d’observer la pile de pièces dans la main de Gositek.

Ce dernier retira quelques piécettes de cuivre du tas, son regard rivé sur le donateur. Il tendit les autres à son assistant pour qu’il les dépose dans le coffre et entreprit de placer le reste dans la bourse. Mais il s’arrêta, dévisageant toujours l’homme, et donna aussi la moitié de la pile qu’il tenait à son assistant. Il replaça trois pièces de cuivre dans la bourse, avant de la tendre à son propriétaire.

Mais lorsque le paysan tenta de s’en saisir, Gositek refusa de la lâcher tout de suite.

— Ceci est un prêt, Bullium, déclara-t-il, d’un ton grave et posé. Tes indulgences sont payées : une année pleine moins la durée prévue au Plan de Fugue. Mais elles sont réglées par l’intégralité du contenu de ta bourse, en raison de ta réticence et de ton mensonge concernant la deuxième pièce d’argent. Je te rends trois pièces de cuivre et j’attends de toi que tu en offres cinq à Séluné pour terminer l’achat de l’indulgence.

Le paysan, qui ne cessait de secouer bêtement la tête, se saisit de la bourse et partit en traînant les pieds.

À côté de la chaise en bois, l’assistant de Gositek ricana.

 

* * *

 

— Tu crois que Knellict et ses troupes n’ont pas fait pire ? demanda Jarlaxle lorsqu’il finit par rattraper le nain, alors qu’ils étaient presque revenus à leur cabane remplie de cafards.

— Knellict est fou et mauvais, grommela Athrogate. Ça me plaisait pas beaucoup.

— Mais tu l’as servi, ainsi que la citadelle des Assassins.

— Mieux vaut cela que se battre contre des chiens.

— Tout est donc affaire de pragmatisme avec toi.

— Si je savais ce que le mot veut dire, je pourrais te répondre, dit le nain. C’est quoi, une religion ?

— Le sens pratique, expliqua Jarlaxle. Tu agis selon ce que tu crois être le mieux pour servir tes intérêts.

— C’est pas ce que fait tout le monde ?

Le drow éclata de rire.

— Jusqu’à un certain degré, j’imagine. Mais peu l’érigent en principe directeur de vie.

— Peut-être que c’est tout ce qui me reste.

— De nouveau, tu t’exprimes par énigmes, constata Jarlaxle, et lorsque Athrogate lui jeta un regard hargneux, il leva les mains dans un geste défensif. Je sais, je sais, tu ne veux pas en t’en entretenir.

Le nain maugréa.

— T’as déjà entendu parler de Felbarr, l’elfe ?

— C’était un nain ?

— Non, un lieu. La citadelle de Felbarr.

Jarlaxle réfléchit quelques instants, puis acquiesça.

— Un bastion de nains… à l’est de Castelmithral.

— Au sud d’Adbar, confirma Athrogate d’un signe de tête. C’était ma patrie et mon chez-moi. Jamais j’aurais pensé que je vivrais ailleurs, mais…

— Mais ?

— Un clan d’orques, poursuivit Athrogate. Ils sont arrivés vite, je me souviens plus quand c’était. On n’était pas assez et eux étaient trop nombreux, si tu vois ce que je veux dire.

— Alors ils ont mis à sac ta maison et t’ont contraint à l’exil ? demanda Jarlaxle. Je suis sûr que les tiens sont encore vivants. Disséminés peut-être, mais…

— Nan, mon clan est rentré à Felbarr. Ils ont jeté les ennemis dehors, y a pas si longtemps.

Le visage d’Athrogate s’était contracté, comme l’avait remarqué Jarlaxle, de sorte que celui-ci décida de se taire et de laisser le nain digérer ses souvenirs. Il savait qu’il l’avait poussé sur un chemin douloureux, mais ne désirait pas trop le harceler.

À la surprise de Jarlaxle, et pour son plus grand plaisir, Athrogate poursuivit sans y être incité, comme si sa bouche était une rivière et que le drow était tombé sur un barrage de castors.

— T’as des petiots ? demanda Athrogate.

— Des enfants ? gloussa Jarlaxle. Pas à ma connaissance.

— Bah, tu rates quelque chose alors, répondit le nain.

Jarlaxle, surpris, constata que les yeux d’Athrogate s’étaient embués, une réaction que jamais il n’aurait cru voir un jour.

— Tu avais des enfants, supposa Jarlaxle, en veillant bien à évaluer la réaction d’Athrogate au moindre de ses mots avant de prononcer le suivant. Ils ont été abattus lors de l’invasion des orques.

— De bons lutins, tous autant qu’ils étaient, dit le nain, qui laissa son regard errer derrière Jarlaxle, comme si ses yeux partaient dans un autre lieu et à une autre époque. Et ma Gerthalie… Une vraie bénédiction de Sharindlar d’avoir trouvé une femme comme elle.

Il s’interrompit et ferma les paupières. Jarlaxle déglutit, se demandant s’il avait été bien sage de sa part de ramener Athrogate à cet endroit.

— Voilà, tu sais, déclara le nain. (Il ouvrit grands les yeux. Toute trace de larmes avait disparu au profit de l’exubérance à laquelle Jarlaxle s’était habitué.) Les orques les ont tous pris. J’ai vu mon petit dernier, Drenthro, mourir. Il s’en est allé dans mes bras. Bah, maudits soient Moradin et tous les autres pour avoir laissé faire ça !

» Alors on a été chassés, mais ces créatures étaient trop stupides pour conserver la place et, peu après, elles ont commencé à s’entre-tuer. Mon roi a appelé à combattre et il y a eu une bataille, mais j’y étais pas. Ça les a tous surpris, tu t’en doutes.

— Athrogate ne semble pas de ceux qui craignent la lutte.

— Nan, et ça arrivera pas. Mais pas celle-là, l’elfe. Je pouvais pas retourner. (Les poings sur les hanches, il secouait la tête.) Y a rien pour moi là-bas. Ils ont repris Felbarr, mais Felbarr, c’est plus chez moi.

— Peut-être que maintenant, après toutes ces années…

— Nan ! Y en a pas un de l’époque de l’invasion des orques qui soit encore vivant. Je suis vieux, l’elfe, plus que tu le crois, mais la mémoire d’un nain est plus ancienne encore que le nain lui-même. Ceux de Felbarr aujourd’hui ne voudraient pas de moi, et je voudrais pas qu’ils me veuillent. Connerie. Lors du premier combat pour reprendre la citadelle, il y a plus de trois cents ans, Athrogate a dit « non ». Ils m’ont traité de lâche, l’elfe. Ouais, tu peux le croire ? Ceux de ma race. Ils ont pensé que j’avais la trouille des orques. J’ai pas peur de dragons morts-vivants ! Mais pour eux, Athrogate est un lâche.

— Parce que tu ne désirais pas prendre part au châtiment ?

Comme il ne voulait pas briser l’élan du nain, le drow garda pour lui l’autre partie de sa question, qui concernait le temps. Peu de nains atteignaient les trois cents ans et aucun, à la connaissance de Jarlaxle, ne pouvait vivre aussi longtemps tout en conservant autant de vigueur et de puissance qu’Athrogate. Soit il se trompait dans les dates, soit il y avait plus dans cette créature que ce que Jarlaxle avait supposé.

— Parce que je voulais pas revenir dans ce trou maudit, répondit Athrogate. J’y ai vu trop de morts parmi les miens.

— Athrogate a trépassé le jour de l’invasion des orques, déclara Jarlaxle. (Le nain lui jeta un regard reconnaissant, indiquant au drow qu’il avait parlé vrai.) Mais si tout cela s’est passé voilà des siècles, peut-être que maintenant…

— Non ! hurla le nain. Y a rien pour moi là-bas. Y a plus rien pour moi là-bas pour toute une vie de nain et plus encore.

— Alors tu es allé vers l’est ?

— Vers l'est, l’ouest, le sud, ça avait peu d’importance pour moi, expliqua Athrogate. Tout plutôt que là-bas.

— Tu as entendu parler de Castelmithral dans ce cas ?

— Bien sûr, les gars de Marteaudeguerre. Un bon peuple. On leur a enlevé leur territoire cent ans environ après que nous avons perdu Felbarr, mais j’ai entendu dire qu’ils l’avaient repris.

— Un bon peuple ? demanda Jarlaxle et, mentalement, il prit note de la chronologie, car en effet Castelmithral était tombé aux mains des duergars et des dragons de l’ombre près de deux cents ans auparavant.

» Ou trop bon pour Athrogate ? Athrogate se croit-il indigne ? Les piques de ton peuple auraient-elles porté ?

— Bah ! s’offusqua le nain sur un ton convaincant. Qu’est-ce qui est bien, qu’est-ce qui est mal ? Et qu’est-ce qui est important, l’elfe ? C’est qu’un jeu et les dieux se moquent de nous, tu le sais comme moi !

— Et donc tu ris à tout et cognes tout ce qui semble mériter d’être frappé.

— Et je cogne bien, pas vrai ?

— Mieux que la plupart de ceux que j’ai connus.

Athrogate émit un grognement.

— Mieux que la plupart.

 

* * *

 

Jarlaxle surprit de nombreux coups d’œil curieux tandis qu’il déambulait dans les rues de cette ville à prédominance humaine. Ces regards, toutefois, n’étaient pas aussi méfiants que ceux qu’on lui adressait généralement lorsqu’il avait sa forme drow, et ils n’exprimaient pas de haine, juste de la curiosité, ainsi qu’un intérêt marqué pour son costume qui semblait bien trop luxueux pour cette partie de la cité.

En vérité, la valeur totale des vêtements de Jarlaxle, ceux qu’il portait alors qu’il traversait la ville, aurait rendu verte de jalousie une dame de la cour d’Eauprofonde.

Le drow chassa toutes les pensées parasites de son esprit, afin de garder en tête que l’homme qu’il filait en secret était rompu aux techniques de dissimulation. Il savait que, selon toute probabilité, Artémis Entreri avait déjà remarqué qu’il était suivi ; il n’en laissait pourtant rien paraître.

Cela, naturellement, ne voulait rien dire.

D’un pas résolu, l’assassin parcourut la place qui se trouvait devant le temple et se dirigea tout droit vers une avenue poussiéreuse du côté sud, qui descendait vers le port. Ne pouvant se mettre à couvert, Jarlaxle contourna l’esplanade et craignit, en raison de ce détour, d’avoir perdu Entreri qui marchait à vive allure. Pourtant, en parvenant à la limite sud de la place, il constata que celui-ci avait considérablement réduit son train. Tandis que l’assassin se frayait un chemin, Jarlaxle opta pour une trajectoire parallèle, avançant d’un bon pas derrière la rangée de cabanes.

Au bout de quelques mètres, Jarlaxle nota le changement qui s’était opéré sur son ami ; jamais il n’avait vu une telle expression chez Entreri, d’ordinaire assuré et confiant. C’est à peine s’il avait la force de placer un pied devant l’autre. Son visage avait considérablement pâli, prenant une teinte crayeuse, ce qui faisait paraître ses lèvres encore plus minces.

Sans le moindre effort, le drow gracieux grimpa sur le toit d’une masure et s’allongea à plat ventre pour observer l’avenue.

Entreri s’était arrêté quelques mètres plus bas dans la rue et restait immobile ; il observait. Il avait les mains le long du corps, mais pas à proximité des poignées de ses armes.

Jarlaxle en était persuadé : tel qu’il se trouvait là, Artémis Entreri était sans défense. Un assassin novice aurait pu se glisser derrière lui et lui porter un coup fatal.

Cette pensée troublante en tête, le drow regarda autour de lui, bien qu’il n’ait aucune raison de suspecter la présence de tueurs dans les parages.

En silence, il se moqua de lui-même et de sa nervosité, et ce n’est qu’à l’instant où il porta de nouveau les yeux sur Entreri qu’il saisit toute l’étrangeté de la situation. Il bascula par-dessus la corniche pour atterrir en douceur sur le sol, avant de rejoindre son ami, qui ne remarqua sa présence qu’au tout dernier moment.

Là encore, Entreri ne se donna pas même la peine de jeter un regard à Jarlaxle. Ses yeux restaient rivés à une cabane en contrebas, une construction de bois et d’argile, sur la façade de laquelle pendait l’ossature d’un store depuis longtemps pourri. En dessous, un fauteuil en osier délabré était appuyé contre la masure, à côté de l’entrée principale.

— Tu connais ce lieu ?

Entreri ne se retourna pas et s’abstint de répondre. Sa respiration se fit plus difficile, cependant, ce qui mit Jarlaxle sur la voie.

Cette construction avait été la maison d’Entreri, l’endroit où il avait passé ses premières années.

La route du patriarche
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